S/Z o della castrazione

S/Z non è, forse, il più letto dei testi di Roland Bartes, anche a causa della sua struttura che volutamente respinge il lettore, ma, quasi certamente, è stato il più commentato. Troppo facile è l'argomento: la castrazione. Almeno in apparenza, poiché, lo ricordo, la castrazione acceca; non se ne può parlare, se non parlando d'altro.

L'operazione approntata da Roland Barthes in S/Z è appunto quella di occuparsi d'altro.

LXXIX. Avant la castration

Le petit discours de Chigi, outre qu'il dénote la vérité, est encore fatal de deux façons, selon les images qu'il libère. D'abord, il dénomme en Zambinella le garçon, oblige Sarrasine à tomber de la Femme superlative au garnement (le ragazzo napolitain, aux cheveux crêpés): il se produit dans le sujet ce qu'on pourrait appeler une chute paradigmatique: deux termes séparés par la plus forte des distinctions (d'un côté la Sur-Femme, terme et fondement de l'Art, et de l'autre, un drôle sale et déguenillé qui court les rues du Naples miséreux) sont tout à coup confondus dans la même personne: l'impossible jointure (pour reprendre un mot de Machiavel) s'accomplit, le sens, fondé statutairement en différence, s'abolit: il n'y a plus de sens, et cette subversion est mortelle. Et puis, en évoquant le temps où Zambinella n'était pas encore châtré (ceci n'est [191] pas une supputation de notre part mais le simple développement de la connotation), Chigi libère une scène, tout un petit roman antérieur: le ragazzo recueilli et entretenu par le vieux qui prend en charge à la fois son opération (j'ai tout payé) et son éducation, l'ingratitude du protégé, en passe de devenir vedette, et qui choisit cyniquement un protecteur plus riche, plus puissant et visiblement plus amoureux (le cardinal). L'image a évidemment une fonction sadique: elle donne à lire à Sarrasine dans son amante un garçon (seule note de pédérastie dans toute la nouvelle); elle vulgarise la castration, située comme une opération chirurgicale parfaitement réelle (datée : pourvue d'un avant et d'un après); enfin elle dénonce en Chigi le castrateur littéral (celui qui a payé l'opération); or c'est ce même Chigi qui conduit Sarrasine à la castration et à la mort à travers l'écume insignifiante de son babil: médiateur falot, sans envergure symbolique, abîmé dans la contingence, gardien plein d'assurance de la Loi endoxale, mais qui, précisément placé hors du sens, est la figure même du «destin». Telle est la fonction agressive du bavardage (Proust et James diraient: du potin), essence du discours de l'autre, et par là parole la plus mortelle qu'on puisse imaginer. [192]

XVII. Le camp de la castration

A première vue, Sarrasine propose une structure complète des sexes (deux termes opposés, un terme mixte et un terme neutre). Cette structure pourrait alors être définie en terme phalliques: 1. être le phallus (les hommes: le narrateur, M. de Lanty, Sarrasine, Bouchardon); 2. l'avoir (les femmes: Marianina, Mme de Lanty, la jeune femme aimée du narrateur, Clotilde); 3. l'avoir et l'être (les androgynes: Filippo, Sapho); ne l'avoir ni l'être (le castrat). Or cette répartition n'est pas satisfaisante. Les femmes, quoique appartenant à la même classe biologique, n'ont pas le même rôle symbolique: la mère et la fille s'opposent (le texte nous le dit assez), Mme de Rochefide est divisée, tour à tour enfant et reine, Clotilde est nulle; Filippo, qui a des traits féminins et masculins, n'a aucun rapport avec la Sapho qui terrifie Sarrasine (n° 443) ; enfin, fait plus notable, les hommes de l'histoire se placent mal du côté de la virilité pleine: l'un est rabougri (M. de Lanty), un autre est maternel (Bouchardon), le troisième assujetti à la Femme-Reine (le narrateur) et le dernier (Sarrasine) «ravalé» jusqu'à la [42] castration. Le classement sexuel n'est donc pas le bon. Il faut trouver une autre pertinence. C'est Mme de Lanty qui révèle la bonne structure: opposée à sa fille (passive), Mme de Lanty est entièrement du côté de l'actif: elle domine le temps (défie les atteintes de l'âge); elle irradie (l'irradiation est une action à distance, la forme supérieure de la puissance); dispensant les éloges, élaborant les comparaisons, inaugurant le langage par rapport auquel l'homme peut se reconnaître, elle est l'Autorité originelle, le Tyran dont le numen silencieux décrète la vie, la mort, l'orage, la paix; enfin et surtout elle mutile l'homme (M. de Jaucourt y perd son «doigt»). Bref, annonçant la Sapho qui fait tant peur à Sarrasine, Mme de Lanty est la femme castratrice, pourvue de tous les attributs fantasmatiques du Père: puissance, fascination, autorité fondatrice, terreur, pouvoir de castration. Le champ symbolique n'est donc pas celui des sexes biologiques; c'est celui de la castration: du châtrant/châtré, de l'actif/passif. C'est dans ce champ (et non dans celui des sexes biologiques) que se distribuent d'une façon pertinente les personnages de l'histoire. Du côté de la castration active, il faut ranger Mme de Lanty, Bouchardon (qui retient Sarrasine loin de la sexualité) et Sapho (figure mythique qui menace le sculpteur). Du côté passif, qui trouve-t-on ? les «hommes» de la nouvelle: Sarrasine et le narrateur, tous deux entraînés dans la castration que l'un désire et l'autre raconte. Quant au castrat lui-même, on aurait tort de le placer de droit du côté du châtré: il est la tâche aveugle et mobile de ce système; il va et vient entre l'actif et le passif: châtré, il châtre; de même pour Mme de Rochefide: contaminée par la castration qui vient de lui être racontée, elle y entraîne le narrateur. Quant à Marianina, son être symbolique ne pourra être défini qu'en même temps que celui de son frère Filippo. [43]

II

Dans S/Z au contraire, le plaisir se théorisait, avec cependant, dans le titre même, une émission semblable à celles des vies (Sade, Fourier): Barthes renvoyait à Balzac un titre (S/Z) pour une nouvelle déjà titrée (Sarrasine).

S/Z est en quelque sorte à la littérature ce que Système de la mode est aux systèmes sémiologiques: deuxième ouvrage de méthode dans la chronologie de R. B., il assume certains concepts passés (la connotation) et en propose d'autres, les appliquant à un corpus concret, une nouvelle de Balzac. Comment «évaluer» un texte? En le ré-écrivant, répond Barthes, c'est-à-dire en me plaçant face à lui en [138] fonction de producteur et non plus de consommateur, en assumant ses multiples possibilités, en lui reconnaissant sa qualité de «pluriel». Bien sùr, tous les textes ne se prêtent pas à cette activité de plaisir (et/ou de désir): il y a les textes scriptibles, ceux que je peux ré-écrire, et les textes lisibles, qui ne peuvent qu'être lus.

Ces textes scriptibles, eux, ne sont pas uniquement «lus» car ils ne sont pas vrairnent écrits avant l'intervention du lecteur (ou, mieux, du récepteur): «Plus le texte est pluriel et moins il est écrit avant que je le lise» [(1)S/Z, page 16]. L'activité de lecture est alors une exploration de diverses voies, exploration qui va disposer d'un moyen d'investigation: la connotation. Définie comme dans les textes précédents, c'est-à-dire en stricte orthodoxie hjelmslevienne, la connotation est la trace du pluriel du texte. Elle est un sens qui n'est pas dans le dictionnaire, une dissémination des significations, le départ d'un code second, une altération de la pure communication, le lieu privilégié de l'évaluation du texte. Mais cette évaluation doit respecter la différence, son jeu propre, c'est-à-dire qu'elle ne peut pas se contenter d'une analyse structurale en grandes articulations. Nous disposions en effet, bien avant Barthes, d'un modèle analytique proposé par Vladimir Propp [(2) V. Propp, Morphologie du conte] et qui tentait de ramener tous les textes pris en compte (les contes folkloriques russes) à une même structure narrative. Mais cette démarche est rejetée par l'auteur comme indésirable: «le [139] texte y perd ses différences», alors que son but est au contraire de «remonter les veinules du sens», de ne laisser aucun lieu du signifiant sans y pressentir le code ou les codes dont ce lieu est peut-être le départ (ou l'arrivée) [(1) S/Z, page 19]. C'est dire que la quête du pluriel du texte impose une analyse pas à pas, un découpage plus fin que celui de Propp, une segmentation en unités de lecture: les lexies. Segmenter comment, et au nom de quels principes méthodologiques? Au nom d'aucun, répond Barthes, sinon la commodité, puisqu'il s'agit de découper du signifiant alors que l'analyse à mener est celle du signifié, des signifiés. Ainsi certaines lexies ne comprennent qu'un mot (c'est le cas de la lexie 1, le titre de la nouvelle, Sarrasine), tandis que d'autres comprendront plusieurs lignes (c'est le cas de la lexie 21 : dix-huit lignes en typographie serrée). Ces lexies sont le lieu du pluriel du texte scriptible, de ses signifiés. Et ces signifiés apparaissent, au fil du texte, à travers cinq codes qui interfèrent, se mêlent, se superposent. Énumérons tout d'abord brièvement ces codes, pour en reprendre ensuite l'explication à travers le découpage d'un fragment du texte même de Balzac:

- Le code herméneutique, c'est-à-dire l'ensemble des unités qui posent un problème, une énigme, et mènent à sa solution.

- Le code sémique qui, par touches successives, connote un certain nombre de lieux ou de personnages. [140]

- Le code symbolique, «lieu propre de la multivalence et de la réversibilité».

- Le code proaïrélique ou code des actions, qui implique un comportement à venir.

- Le code gnomique ou code culturel, «citation d'une science ou d'une sagesse».

Ces cinq codes assurent donc le pluriel du texte scriptible qui est polyphonique, à plusieurs voix, qui se déroule comme une tresse faite de ces différents codes ou de ces différentes voix. Nous allons maintenant essayer de mieux préciser ces notions à partir des premières lignes de la nouvelle de Balzac.

Sarrasine,
J'étais plongé dans une de ces rêveries profondes qui saisissent tout le monde, même un homme frivole, au sein des fêtes les plus tumultueuses. Minuit venait de sonner à l'horloge de l'Élysée-Bourbon. Assis dans l'embrasure d'une fenêtre et caché sous les plis onduleux d'un rideau de moire, je pouvais contempler à mon aise le jardin de l'hôtel où je passais la soirée.

Barthes va tout d'abord segmenter le passage en lexies (numérotées ci-dessous de 1 à 7), puis trouver dans chacune d'entre elles l'occurrence d'un ou de plusieurs codes:

(1) Sarrasine.

Cette première lexie nous livre deux codes :

a) le code herméneutique: le titre est une énigme. Qu'est-ce donc que Sarrasine? Un nom? Une chose? La solution de cette énigme viendra beaucoup plus loin dans le récit;

b) le code sémique. Sarrasine connote, en [141] français, la féminité, sème qui pourra bien sûr apparaitre de nouveau, ailleurs, dans d'autres lexies.

(2) J'étais plongé dans une de ces rêveries profondes.

Ici aussi, deux codes:

a) le code syrnbolique: la rêverie affichée ici va ensuite se développer sous forme d'antithèse (le jardin, le salon, c'est-à-dire l'extérieur et l'intérieur, le chaud et le froid, etc.);

b) le code proaïrétique: une action à venir est impliquée dans l'infortnation j'étais plongé... quelque chose devant venir tirer le narrateur de son rêve.

(3) Qui saisissenl tout le monde, même un homme frivole, au sein des fêtes les plus tumultueuses.

Deux codes:

a) le code sémique: connote ici la richesse, par le biais de l'information «fête»;

b) le code gnomique: une sagesse collective s'exprime dans cette lexie, qui pourrait selon Barthes se ramener à un proverbe du type «à fêtes tumultueuses rêveries profondes».

(4) Minuit venail de sonner à l'horloge de l'Élysée-Bourbon.

a) Le code sémique connote ici la richesse: Élysée-Bourbon = faubourg Saint-Honoré = quartier riche = richesse. A un second degré, cette richesse est d'ailleurs également connotée: faubourg Saint-Honoré = quartier de nouveaux riches = Paris de la restauration = spéculation sur l'or, etc.

(5) Assis dans l'embrasure d'une fenêtre.

a) Le code symbolique exprime ici non plus [142] une antithèse (cf. 2 a) mais son résumé qui se manifeste sous forme de frontière: la fenêtre est la limite entre le dedans et le dehors, les deux termes de l'antithèse.

(6) Et caché sous les plis onduleux d'un rideau de moire.

a) Le code proaïrétique manifeste ici la raison d'une action à venir: être caché (ce qui implique qu'on puisse surprendre quelque chose, ou être surpris, ou sortir de sa cachette).

(7) Je pouvais contempler à mon aise le jardin de l'hôtel où je passais la soirée.

a) Le code symbolique réapparaît avec le premier terme d'une antithèse, l'annonce d'une description future (je pouvais contempler je vais décrire);

b) Le code sémique continue de connoter la richesse: après la fête (3a) et le faubourg Saint-Honoré (4a), c'est ici l'hôtel particulier. [143]

On voit que le code est, dans S/Z, tout autre chose que ce qu'on entend généralement par ce terme: non pas structure ou paradigme, dont les éléments se conféreraient l'un l'autre leur valeur différentielle, mais direction potentielle de lecture, force en pointillés ou, pour garder l'expression de Barthes, Voix (ces « voix » qui président à la production du texte, qui déterminent ses lectures et qui sont les garants de sa qualité plurielle). Quant aux lexies, les quelques exemples ci-dessus montrent que leur segmentation est [143] pour le moins intuitive: aucun critère ne vient nous montrer qu'on a eu raison de segmenter ici, et pas plus loin ou un peu avant. Mais, répétons-le, il ne s'agit pas de découper des unités à deux faces isomorphes (ce qui est le cas en phonologie par exemple): la lexie n'est que signifiant, il lui correspond pas nécessairement une tranche minimum de signifié. Et, pour montrer l'enlacement et le cheminement des codes (les signifiés), Barthes se donne simplement les lexies qui l'arrangent. On pourra lui reprocher cet empirisme (surtout après les précautions scientifiques auxquelles Système de la mode et Éléments de sémiologie nous ont habitués), mais il faut bien voir ici deux points importants. D'une part, nous l'avons déjà dit, la seule chose qui importe à l'auteur est de montrer les signifiés qui se manifestent dans le texte, et la lexie est pour lui une commodité de recherche et d'exposé (dès lors, pourquoi ne pas les découper au mieux des convenances). D'autre part, ce n'est pas par rapport aux deux ouvrages cités ci-dessus qu'il nous faut évaluer S/Z (aucun des deux ne traite de littérature), mais plutôt par rapport à l'impasse relative rencontrée dans le domaine littéraire et dont témoignaient certains textes des Essais critiques (voir chapitre 5). Et, de ce point de vue, S/Z et Sade, Fourier, Loyola représentent un incontestable progrès, même si le statut scientifique de l'entreprise n'est pas entièrement fondé. Une fois de plus, l'œuvre est ici un passage entre un avant et un après, un avant que nous avons vu balbutiant, un après qui ne concerne pas uniquement Barthes. L'étude sur [144] Sade par exemple représente déjà un progrès théorique, même si certains lui reprochent de jouer trop et trop loin sur la métaphore linguistique; ce qui compte, c'est que Barthes commence à donner une réponse à une question que la critique ne se pose au fond que bien rarement: comment parler de la littérature? Et la réponse serait: sans en parler, mais en la ré-écrivant. Nous sommes d'ailleurs ici au cœur d'un domaine où le changement n'est plus seulement le fait de Barthes et où l'on ne saurait parler que de lui. Qu'il s'agisse de ses contemporains ou de ses disciples, l'analyse textuelle est améliorée, poursuivie par d'autres: Derrida, Kristeva, Genette... Mais il reste une spécificité barthienne, un projet barthien qui dépasse le problème du texte mais qui, appliqué aux textes, tourne autour du statut de récepteur de codes, et du plaisir de cette réception. D'un certain point de vue, la boucle est alors bouclée, de l'émission (Le degré zéro de l'écriture) à la réception (S/Z, Sade, Fourier, Loyola) et à la jouissance qu'on y trouve (Le plaisir du texte). Du texte scriptible au texte de plaisir, c'est une nouvelle définition de la littérature qui transparaît, la littérature de Barthes bien sûr, celle qu'il absorbe volontiers. Texte de plaisir, plaisir du texte. Le dernier ouvrage paru à ce jour continue, quoi qu'il en paraisse, sur la même lancée. Mais d'un autre point de vue. Comme si Barthes oscillait sans cesse entre esprit de sérieux (Système de la mode, S/Z) et esprit ludique, comme s'il tournait autour de ses objets de description, les saisissant chaque fois dans une focale différente, tour à tour tentant [145] de les comprendre et d'en jouir. Mais, du premier texte (Le degré zéro de l'écriture) au dernier (Le plaisir du texte), de la littérature à la littérature en passant par la mode vestimentaire, l'affiche publicitaire ou le catch, il y a un continuum barthien, une continuité de regard, que nous allons tenter de caractériser dans le chapitre suivant.

MP

Bibliografia

Roland Barthes
- S/Z, éditions du Seuil, Paris, 1970
- ,
Stephen Heath
- L'analisi Sregolata: Lettura Di Roland Barthes, Dedalo, Bari, 1977
Gregory L. Ulmer
- Fetishism in Roland Barthes's Nietzschean Phase, Papers on Language and Literature 14.3 (Summer 1978): 334