Talleyrand

Quelle forme de gouvernement devait adopter la France après la catastrophe de la chute de Napoléon?


[155] J'ai déjà dit que je m'étais souvent, dans les derniers temps de l'empire, posé cette question: Quelle forme de gouvernement devait adopter la France après la catastrophe de la chute de Napoléon?

Songer à conserver la famille de l'homme qui l'avait poussée dans l'abîme, c'était vouloir combler la mesure de ses malheurs, en y ajoutant l'abjection. Et de plus, l'Autriche qui, seule, aurait pu entrevoir sans déplaisir la régence de l'impératrice Marie-Louise, ne portait qu'une faible voix dans le conseil des alliés. Elle s'était placée la dernière des grandes puissances qui avaient entrepris de venger les droits de l'Europe, et l'Europe certainement n'avait pas fait des efforts inouis pour mettre le trône de France à la disposition de la cour de Vienne.

La Russie pouvait dans ses combinaisons songer à Bernadotte pour se débarrasser d'un voisin incommode en Suède; mais Bernadotte n'était qu'une nouvelle phase de la révolution. Eugène de Beauharnais aurait pu, peut-être, être porté par l'armée, mais l'armée était ballue.

Le duc d'Orléans n'avait pour lui que quelques individus. Son père avait, pour les uns, le tort d'avoir flétri le mot d'égalité; pour les autres, le duc d'Orléans n'eût été qu'un usurpateur de meilleure maison que Bonaparte.

[156] Et cependant, il devenait toute heure plus pressant de préparer un gouvernement que l'on pût rapidement substituer à celui qui s'écroulait. Un seul jour d'hésitation pouvait faire éclater des idées de partage et d'asservissement qui menaçaient sourdement notre malheureux pays. Il n'y avait point d'intrigues à lier; toutes auraient été insuffisantes. Ce qu'il fallait, c'était de trouver juste ce que la France voulait et ce que l'Europe devait vouloir.

La France, au milieu des horreurs de l'invasion, voulait être libre et respectée: c'était vouloir la maison de Bourbon dans l'ordre prescrit par la légilimité. L'Europe, inquiète encore au milieu de la France, voulait qu'elle désarmât, qu'elle rentrât dans ses anciennes limites, que la paix n'eùt plus besoin d'être constamment surveillée; elle demandait pour cela des garanties : c'était aussi vouloir la maison de Bourbon.

Ainsi les besoins de la France et de l'Europe une fois reconnus, tout devait concourir à rendre la restauration des Bourbons facile, car la réconciliation pouvait être franche

La maison de Bourbon, seule, pouvait voiler aux yeux de la nation française, si jalouse de sa gloire militaire, l'empreinte des revers qui venaient de frapper son drapeau.

La maison de Bourbon, seule, pouvait en un moment et sans danger pour l'Europe, éloigner les armées étrangères qui couvraient son sol.

La maison de Bourbon seule, pouvait noblement faire reprendre à la France les heureuses proportions indiquées par la politique et par la nature. Avec la maison de Bourbon, la France cessait d'être gigantesque pour redevenir grande. Soulagée du poids de ses conquêtes, la maison de Bourbon seule, pouvait la replacer au rang élevé qu'elle doit occuper dans le [157] système social; seule, elle pouvait détourner les vengeances que vingt ans d'excès avaient amoncelées contre elle.

Tous les chemins étaient ouverts aux Bourbons pour arriver à un trône fondé sur une constitution libre. Après avoir essayé de tous les genres d'organisation, et subi les plus arbitraires, la France ne pouvait trouver de repos que dans une monarchie constitutionnelle. La monarchie avec les Bourbons offrait la légitimité complète pour les esprits même les plus novateurs, car elle joignait la légitimité que donne la famille à la légitimité que donnent les institutions, et c'est ce que la France devait désirer.

Chose étrange, lorsque les dangers communs touchaient à leur terme, ce n'était point contre les doctrines de l'usurpation, mais seulement contre celui qui les avait exploitées avec un bonheur longtemps soutenu qu'on tournait les armes, comme si le péril ne fût venu que de lui seul.

L'usurpation triomphant en France n'avait donc pas fait sur l'Europe toute l'impression qu'elle aurait dû produire. C'était plus des effets que de la cause qu'on était frappé, comme si les uns eussent été indépendants de l'autre. La France, en particulier, était tombée dans des erreurs non moins graves. En voyant sous Napoléon le pays fort et tranquille, jouissant d'une sorte de prospérité, on s'était persuadé qu'il importait peu à une nation sur quels droits repose le gouvernement qui la conduit. Avec moins d'irréflexion on aurait jugé que cette force n'était que précaire, que cette tranquillité ne reposait sur aucun fondement solide, que cette prospérité, fruit en partie de la dévastation des autres pays, ne présentait aucun élément de durée.

Quelle force, en effet, que celle qui succombe aux premiers [158] revers! L'Espagne, envahie et occupée par des armées vaillantes et nombreuses, avant même de savoir qu'elle aurait une guerre à soutenir; — l'Espagne sans troupes, sans argent, languissante, affaiblie par le long et funeste règne d'un indigne favori sous un roi incapable; — l'Espagne enfin, privée par trahison de son gouvernement, a lutté pendant six ans contre une puissance gigantesque, et est sortie victorieuse du combat. La France, au contraire, parvenue sous Napoléon, en apparence au plus haut degré de puissance et de force, succombe au bout de trois mois d'invasion. Et si son roi, depuis vingt-cinq ans dans l'exil, oublié, presque inconnu, n'était venu lui rendre une force mystérieuse et réunir ses débris prêts à être dispersés, peut-être aujourd'hui serait-elle effacée de la liste des nations indépendantes.

Elle était tranquille, il est vrai, sous Napoléon, mais sa tranquillité, elle la devait à ce que la main de fer qui comprimait tout, menaçait d'écraser tout ce qui aurait remué, et cette main n'aurait pu sans danger se relâcher un seul instant. D'ailleurs comment croire que cette tranquillité eût survécu à celui dont toute l'énergie n'avait rien de trop pour la maintenir. Maître de la France par le droit du plus fort, ses généraux, après lui, n'eussentils pas pu prétendre à la posséder au même titre? L'exemple donné par lui, apprenait qu'il suffisait d'habileté ou de bonheur pour s'emparer du pouvoir. Combien n'eussent pas voulu tenter la fortune et courir les chances d'une si brillante perspective? La France aurait eu peut-être autant d'empereurs que d'armées; et, déchirée par ses propres mains, elle eût péri dans les convulsions des guerres civiles.

Sa prospérité, tout apparente et superficielle eût-elle même poussé les racines les plus profondes, aurait été, comme sa [159] force et son repos, bornée au terme de la vie d'un homme, terme si court, et auquel chaque jour peut faire toucher.

Ainsi rien de plus funeste que l'usurpation pour les nations que la rébellion ou la conquête a fait tomber sous le joug des usurpateurs, aussi bien que pour les nations voisines. Aux premières, elle ne présente qu'un avenir sans fin de troubles, de commotions, de bouleversements intérieurs; elle menace sans cesse les autres de les atteindre et de les bouleverser à leur tour. Elle est pour toutes un instrument de destruction et de mort.

Le premier besoin de l'Europe, son plus grand intérêt était donc de bannir les doctrines de l'usurpation, et de faire revivre le principe de la légitimité, seul remède à tous les maux dont elle avait été accablée, et le seul qui fût propre à en prévenir le retour.

Ce principe, on le voit, n'est pas, comme des hommes irréfléchis le supposent et comme les fauteurs de révolutions voudraient le faire croire, uniquement un moyen de conservation pour la puissance des rois et la sûreté de leur personne; il est surtout un élément nécessaire du repos et du bonheur des peuples, la garantie la plus solide ou plutôt la seule de leur force et de leur durée. La légitimité des rois, ou, pour mieux dire, des gouvernements, est la sauvegarde des nations; c'est pour cela qu'elle est sacrée.

Je parle en général de la légitimité des gouvernements, quelle que soit leur forme, et non pas seulement de celle des rois, parce qu'elle doit s'entendre de tous. Un gouvernement légitime, qu'il soit monarchique ou républicain, héréditaire ou électif, aristocratique ou démocratique, est toujours celui dont l'existence, la forme et le mode d'action sont consolidés et [160] consacrés par une longue succession d'années, et je dirais volontiers par une prescription séculaire. La légitimité de la puissance souveraine résulte de l'antique état de possession, de même que pour les particuliers la légitimité du droit de propriété.

Mais, selon l'espèce de gouvernement, la violation du principe de la légitimité peut, à quelques égards, avoir des effets divers. Dans une monarchie héréditaire, ce droit est indissolublement uni à la personne des membres de la famille régnante dans l'ordre de succession établi; il ne peut périr pour elle que par la mort de tous ceux de ses membres, qui, eux-mêmes, ou dans leurs descendants, auraient pu être, par cet ordre de succession, appelés à la couronne. Voilà pourquoi Machiavel dit dans son livre du Prince: Que l'usurpateur ne saurait affermir solidement sa puissance, qu'il n'ait ôté la vie à tous les membres de la famille qui régnait légitimement. Voilà pourquoi aussi la Révolution voulait le sang de tous les Bourbons. Mais, dans une république, où le pouvoir souverain n'existe que dans une personne collective et morale, dès que l'usurpation, en détruisant les institutions qui lui donnaient l'existence, la détruit elle-même, le corps politique est dissous, l'État est frappé de mort. Il n'existe plus de droit légitime, parce qu'il n'existe plus personne à qui ce droit appartienne.

Ainsi, quoique le principe de la légitimité n'ait pas été moins violé par le renversement d'un gouvernement républicain que par l'usurpation d'une couronne, il n'exige pas que le premier soit rétabli, tandis qu'il exige que la couronne soit rendue à celui à qui elle appartient. En quoi se manifeste si bien l'excellence du gouvernement monarchique, qui, plus qu'aucun autre, garantit la conservation et la perpétuité des États.

[161] Ce sont là les idées et les réflexions qui me déterminèrent dans la résolution que j'embrassai de faire prévaloir la restauration de la maison de Bourbon, si l'empereur Napoléon se rendait impossible, et si je pouvais exercer quelque influence sur le parti définitif qui serait pris.

Ces idées, je n'ai pas la prétention de les avoir eues seul; je puis même citer une autorité qui les partageait avec moi, et c'est celle de Napoléon lui-même. Dans les entretiens dont je parlais plus haut, qu'il eut avec M. de la Besnardière, il lui dit, le jour où il apprit que les alliés étaient entrés en Champagne: S'ils arrivent jusqu'à Paris, ils vous amèneront les Bourbons, et ce sera une affaire finie.—Mais, répondit la Besnardière, ils n'y sont pas encore.—Ah! répliqua-t-il, c'est mon affaire de les en empêcher, et je l'espère bien. Un autre jour, après avoir longtemps parlé de l'impossibilité où il était de faire la paix sur la base des anciennes limites de la France: «sorte de paix, disait-il, que les Bourbons seuls peuvent faire;» il dit qu'il abdiquerait plutôt; qu'il rentrerait sans répugnance dans la vie privée; qu'il avait fort peu de besoins; que cent sous par jour lui suffiraient; que son unique passion avait été de faire des Français le plus grand peuple de la terre; qu'obligé de renoncer à cette espérance, le reste n'était rien pour lui, et il finit par ces mots: Si personne ne veut se battre, je ne puis faire la guerre tout seul; si la nation veut la paix sur la base des anciennes limites, je lui dirai:—Cherchez qui vous gouverne, je suis trop grand pour vous!

C'est ainsi qu'obligé de reconnaître la nécessité du retour des Bourbons, il accommodait sa vanité avec les malheurs qu'il avait attirés sur son pays.

[162] Mais revenons aux faits.

Bibliografia

Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord
- Mémoires du prince de Talleyrand, publiés avec une préface et des notes, par le duc de Broglie, Calmann Lévy, Paris, 1891, vol. II, pp. 155-162 [p. 345ss. ed. completa]
- Charles-Maurice de Talleyrand principe di Benevento. Memorie, a cura di Vito Sorbello, Nino Aragno Editore, Torino, 2011, vol. II, pp. 422-426

Marginalia

Alle pagine qui riprodotte si riferisce Guglielmo Ferrero.

Un giorno leggendo le Memorie di Talleyrand, nel secondo volume trovai sette pagine (pagg. 155-162) che mi svelarono l'esistenza dei principi di legittimità. Fu una rivelazione decisiva. Da quel momento ho cominciato a veder chiaro nella storia del mondo e nel mio destino.